J’ai eu la joie de recevoir en avant première Derrière le grillage, l’ouvrage actuellement en financement participatif chez Scylla. Je suis extrêmement reconnaissante de la confiance qui m’est accordée, et vais tâcher au mieux de vous partager mon ressenti sur cette œuvre dont le présupposé résonne énormément avec mes propres goûts et obsessions.
![](https://julienadal.com/wp-content/uploads/2025/01/Derriere-le-grillage.jpg)
Derrière le grillage est né d’un souvenir de l’éditeur, Xavier Vernet : une cour devant quelques box de stockages, une dalle pour laver les voitures, un bac à sable pour ne pas y jouer et de l’autre côté, un verger laissé à l’abandon dans lequel vieillissent quelques statues. La description éveille forcément une appétence pour le lieu à tous les lecteurs d’imaginaire. Moi, en tout cas, elle m’a tout de suite charmée, quelque part entre Les jardins statuaires de Jacques Abeille et Notre-dame-aux-écailles de Mélanie Fazi. J’ai instantanément peuplé ce jardin d’idées, de causes, de gens perdus et de souvenirs oubliés.
Eh bien, c’est tout le projet. L’éditeur a demandé à trois auteurices d’écrire des novellas de 111 111 caractères (oui c’est extrêmement précis !) dans lesquelles ce lieu doit apparaître. Après une préface qui explique la genèse de ce projet – et m’a rendu les yeux humides, mais je vous laisse le plaisir de découvrir pourquoi – l’éditeur laisse la place aux textes. Voici mes impressions sur chacun !
NoirPunk de Guillaume Chamanadjian
Soyons honnête, ma hype vis-à-vis de l’ouvrage tenait à 50% aux éditions Scylla et à 50% à la participation de Guillaume Chamanadjian, dont j’ai beaucoup aimé les tomes 1 et 2 de Capitale du Sud (je suis en retard sur tout le reste, ma pile à lire est peu coopérative). J’étais très curieuse de découvrir cet auteur dans un registre cyberpunk, un genre que j’affectionne beaucoup depuis que j’ai regardé les Ghost in the shell (la série animée Stand Alone Complex). Et ça tombe bien, parce qu’il y a des références à l’œuvre !
J’ai adoré ce texte. Est-ce que j’ai tout compris ? Non, ça parle de crypto et d’informatique à des niveaux que je ne saisis pas entièrement, mais ça n’a en rien impacté la lecture, car les conséquences sont expliquées même si on n’en saisit pas les causes. L’auteur nous invite dans un futur déprimant à base de crise écologique, de rareté de l’électricité, précarité de l’emploi, de la santé, des services publics en général, sur les traces du légendaire Yagami, hacker de génie et inventeur d’une cryptomonnaie unique. Myriam, l’héroïne, navigue entre ses multiples traumatismes, son passé drogué et créatif, ses amours disparues, son insensibilité au monde réel, et son jardin virtuel, le fameux jardin décrit plus haut, dans lequel elle vient se réfugier et se ressourcer dès que la réalité la contrarie, l’agace ou la déçoit.
Outre une intrigue haletante, avec une réelle envie de comprendre qui peut bien être ce foutu Yagami, la novella brille surtout par son sens de l’esthétique. Au milieu de ce monde triste à pleurer, de ce système qui broie les gens pour engraisser les plus riches, demeurent de fugaces moments d’une incroyable beauté. On parle de la beauté de l’éphémère, de ce sentiment diffus d’être heureux d’avoir connu quelqu’un même si on n’a plus de relation avec lui, et que sa mort nous attriste quand même, d’une voix de fillette portée par le vent, de la chaleur de l’automne, d’un refuge.
Et l’espoir, qui surnage malgré tout. J’ai vraiment beaucoup aimé ce texte, et le pari de mettre le jardin au cœur est entièrement réalisé. Une franche réussite !
CANT de luvan
Je n’aime pas les textes poétiques où je ne saisis rien, l’abondance d’un vocabulaire qui m’est étranger, l’obligation de lâcher prise pour entrer dans un texte. A première vue, j’ai donc bien cru que j’allais passer complètement à côté de ce texte, car tout ce que j’ai cité plus haut s’y mêle.
Mais Xavier m’a fait confiance, et j’ai décidé que je lui devais bien la pareille. Alors j’ai serré les dents, et j’ai continué à lire. Et à l’égrenage de ces paragraphes courts, intenses, peuplés de mots étranges, de jeux sur la langue et de ce cantisme que je ne comprenais pas, une forme de sens a commencé à faire jour. Et avec le sens, la beauté de cet étrange récit, la description hallucinée de ce monde post apocalyptique où une partie de la Terre s’est affaissée, où les gens vivent en bas, et certains, les plus illuminés, vivent en haut. On suit ceux d’en haut, ceux qui parlent le cant, la langue lithique. Je suis admirative de la capacité de luvan à nous faire raccrocher tous les wagons malgré un texte de prime abord cryptique.
Encore une fois, c’est l’esthétique qui ressort de ce texte, une esthétique poussée si loin qu’elle donne une saveur toute particulière au texte. On pourrait le rapprocher un peu de Traduction vers le rose d’Esmée Dubois avec cette langue qui transcende nos sens humains. L’autrice s’amuse avec la forme, nous propose de faire des choix à un moment donné, retombe sur ses pattes avec une fin qui raccroche le tout à l’anthologie.
C’est un texte que je craignais ne pas aimer, et au final, je suis quand même sous le charme. Le genre de novella que je lirai à petite dose mais qui, une fois refermée, me trotte dans le crâne et me donne envie, moi aussi, de chercher mon esthétique, de la pousser jusqu’au bout, d’y réfléchir et d’en extraire quelque chose d’unique. Si vous êtes en plus sensible à ce genre de démarche, vous ne pourrez être que sous le charme. Bref, c’est encore un grand cru (tout jeu de mot avec le recueil de nouvelles de luvan paru chez Dystopia est parfaitement volontaire).
Kawaakari de Sébastien Juillard
Si j’appréhendais la novella de Guillaume avec impatience, et celle de luvan avec crainte, je n’avais aucune attente quant à celle de Sébastien Juillard. Je n’avais encore jamais rien lu de lui.
Quelle erreur, que je vais devoir vite corriger !
Kawaakari, c’est un terme japonais qui décrit les reflets de lumière sur une rivière dans la pénombre. Kawaakari c’est aussi, désormais, une putain de claque dans ma figure. On est encore dans le cyberpunk. On suit une humaine modifiée technologiquement dans un Japon futuriste à la recherche de son passé et de sa mémoire. Au cœur de toute cette recherche, le jardin, évidemment, peuplé de ces statues mystérieuses.
La novella est lente, contemplative, un peu à la manière japonaise. Il faut parfois s’accrocher un peu pour garder le fil de ces souvenirs en apparence disjoints, mais peu importe, on continue à lire tellement cêst beau. Les descriptions, que ce soient celles des gens ou des lieux, sont incroyables, absolument immersives et tellement chargées d’émotions, toute en pudeur malgré tout. J’ai été bluffée par le style de ce texte, cette faculté à en suggérer tant en en disant parfois si peu. Je crois que ma précédente claque littéraire du genre était en découvrant Francis Berthelot.
On trouve d’ailleurs dans Kawaakari des questionnements sur l’identité, sur ce qui fait notre personne qui font écho à Auto-uchronia ou fuite en zut mineur de Berthelot. Un extrait notamment se demande si plusieurs nous coexistent en nous-mêmes, en germe ou bien décédées.
On y parle aussi de corps, de la mémoire, de la continuité de l’existence après transfert de conscience, de toutes ces notions de SF qui me passionnent. L’œuvre aurait été le terreau pour un manga absolument superbe. C’est une novella qui a profondément résonné.
On en pense quoi, alors ?
On en pense que j’ai passé trois merveilleux moments avec chacune de ces novellas, toutes trois belles à leur manière. Mes mots peinent à retranscrire l’admiration que j’ai pour leurs auteurs et autrice, qui ont tous trois produit un texte mémorable, pour un ouvrage final de haute volée.
Le recueil, bien sûr, baigne dans la mélancolie, thème oblige, on repart sur les traces de l’enfance, de cette époque plus tendre, plus simple. On y découvre tout ce qu’elle a façonné l’adulte, combien elle est fondamentale.
Par ailleurs, Xavier Vernet souhaite étendre l’œuvre non pas seulement à de la littérature, mais seront également présents des illustrateurs pour chaque novella, des sculptures… Un collectif entier qui se crée pour proposer une vision multiple, intimement personnelle et donc universelle de ce fameux jardin aux statues.
Je ne peux que vous encourager chaleureusement à soutenir le projet si vous le pouvez, car il y a sans nul doute des merveilleuses œuvres à découvrir.
A bientôt au détour d’une belle lecture !
2 commentaires
Weirdaholic · 4 février 2025 à 19h39
Je te conseille vivement « Il faudrait pour grandir oublier le frontière » de Sébastien Juillard, paru également chez Scylla (en plus si tu l’acquiers ça aidera le financement participatif, lol).
C’était le seul texte de lui que j’avais lu avant « Kawaakari », et ça me laissait augurer du meilleur (je n’ai donc pas été déçu).
(Contrairement à toi, le seul que je n’avais pas vraiment lu était Chamanadjian, je sais, c’est mal, il faut que je répare ça.)
Julie Nadal · 5 février 2025 à 6h48
Je l’ai commandé avec la campagne justement ! Merci pour la recommandation 🙂
Oh, il n’y a pas de mal, il y a tellement de chouettes auteurs et autrices à découvrir. Au moins, tu auras eu l’occasion de découvrir ! 😀